» L’audace a du génie, du pouvoir, de la magie » – J. W. von Goethe

Maman, tu n’es pas un exemple pour les femmes!

Nous sommes en décembre 1992. Confortablement installées dans le mythique café du train bleu à la gare de Lyon, avec Rachel, ma fille, je savoure les derniers instants que nous passons ensemble. Nous sommes silencieuses. Tout à coup Rachel dit :
– Maman, je dois te dire « tu n’es pas un exemple pour les femmes »
– Ah bon ! J’en avale presque mon café de travers. Elle continue :
– Depuis toute petite tu m’encourages à oser, à réaliser mon rêve, « être danseuse à l’Opéra de Paris » et maintenant j’y suis, grâce à ton aide.
Rachel me regarde les larmes au bord des yeux, sans plus rien dire, hésitante.
Je suis désemparée : que veux-tu me dire ma chérie ?
Tout à coup elle se lance et débite d’un trait :
– Depuis toujours tu fais tout pour moi, regarde, tu viens à Paris dès que j’ai un petit bobo.
– Je me sens coupable. Envers toi parce toi aussi tu as un rêve et à cause de moi et de mon frère tu attends. Tu attends quoi en fait ? Tu vas avoir 46 ans, si tu ne le réalise pas maintenant tu le feras quand ?
– Je me sens aussi coupable parce que tu me donnes le sentiment que je dois me sacrifier pour Pierre. A l’Opéra et dans la vie, je vois que dans les couples c’est toujours la femme qui sacrifie ses rêves, sa carrière, ses projets pour soutenir sa famille. Regarde mon amie Julie, elle est en 2ème année de médecine. Son mari a trouvé un poste dans le sud et elle ne pourra pas continuer ses études. Moi je ne veux pas me sacrifier. Depuis mes 7 ans j’ai tout fait pour réaliser mon rêve et je le réaliserai, ça s’est sûr ! Je serai danseuse étoile.
– Maman stp va au bout de ton rêve et tu me permettras à moi aussi d’aller au bout du mien, sans me sentir coupable.
T’as vu l’heure ? Nous courons au TGV, je saute dans le train, la porte se ferme : J’entends encore
– Maman je t’aime… moi aussi ma chérie
Dans le TGV, je regarde la douce France défiler à 150 à l’heure et je pense à ma vie suspendue.
Ainée de 5 enfants, à quinze ans je quitte l’école pour seconder ma mère dans son commerce.
A 18 ans j’ai un CFC de commerce.
A 22 ans, je me marie et je prépare et passe la maturité fédérale scientifique, tout en faisant deux enfants. J’enchaîne sur des études artistiques. Je trouve ma voie.
J’ai 32 ans lorsque Rachel, 7 ans, décide de devenir danseuse, je m’engage à l’accompagner dans son rêve. Comme mon art ne me rapporte pas grand-chose, à 36 ans je reprends mes études.
A 40 ans, en 1986 je suis la première femme ingénieure en informatique, de l’école d’ingénieurs de Bienne. Je suis directement engagée dans l’horlogerie, où je lance les montres Flik Flak, c’est un succès. Trois ans plus tard, je passe dans une grande marque horlogère, responsable des nouveaux produits. Tout cela en participant activement aux combats des femmes.
C’est pas si mal. Vous ne trouvez pas ? Pourquoi elle me dit ça Rachel ?
Le train file à vive allure, perdue dans mes pensées, le regard au loin, je finis par reconnaître que Rachel a un peu raison. Tout ce que je fais est subordonné aux exigences de la famille, rien ne dérange leurs projets, je les accompagne, je les soutiens, je suis toujours là pour eux. Il m’arrive bien parfois de penser : et moi, mais je m’oublie vite. Pourtant ! moi aussi j’ai un rêve.
Si ma mission est d’encourager les autres, ma passion c’est la création. Depuis longtemps je désire créer quelque chose de très beau à la gloire des femmes. Un objet unique et merveilleux qui les soutient et les accompagne dans la réalisation de leurs rêves. J’ai très longtemps cherché.
Quand, il y a quelques années, mon destin s’est manifesté. Je suis entrée dans l’univers de l’horlogerie. J’ai alors su ce que je devais créer : la montre symbole du temps des femmes. Une montre qui a du sens pour la femme qui la porte. J’ai développé un concept unique et une montre au design symbolique universel. Sculpture miniature, elle raconte la puissance créatrice féminine. Je suis prête mais j’attends…
Elle a raison Rachel, j’attends quoi ? Je l’entends me dire : maman, de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! Mais… Où la puiser cette audace ?

De retour à la maison, cette conversation tourne sans fin dans ma tête jusqu’au jour où un événement inattendu va me donner le coup de fouet.

C’est le 3 mars 1993, à Berne, une élection au conseil fédéral. Christiane Brunner n’est pas élue. Je suis hors de moi, furieuse. Comment, pourquoi une femme aussi engagée, aussi brillante peut rester sur le carreau ? C’est tragique pour toutes les femmes et c’est ridicule de la part des hommes qui ne l’ont pas élue. De quoi avez-vous peur Messieurs. Et la démocratie là-dedans ?
Et moi, à Macolin, très en colère, j’arpente mon balcon. Je contemple les Alpes, immuables, du Säntis au Mont-Blanc. Je ne peux pas rester immobile. Que faut-il faire pour changer les choses ?
Je me souviens alors que quelqu’un a dit : si tu veux changer le monde, commence par toi-même. C’est évident. Je dois commencer par me réaliser moi-même pour réaliser mon rêve.
En ce printemps 1993, investie d’une mission, je démarre. Je compte mes atouts. Je suis énergique, créative, joyeuse, entreprenante et persévérante. Je suis audacieuse sans être téméraire. J’ai toutes les qualités d’un entrepreneur… d’une entrepreneure. De plus, j’ai acquis les savoirs indispensables pour réaliser mon rêve.
Trois ans plus tard, l’année de mes 50 ans, en 1996, je créé mon entreprise et logique féminine je lui donne le nom de mon père : DELANCE.
Aujourd’hui, DELANCE a 27 ans. Ce ne fut pas un long fleuve tranquille. J’ai risqué plusieurs fois de me noyer, d’être engloutie, de disparaître. Chaque fois, en bonne nageuse, j’ai remonté le courant et DELANCE est toujours là, et moi avec.
Avec DELANCE, j’ai voyagé sur tous les continents, toujours attentive à la condition des femmes. Partout j’ai constaté à quel point les femmes sont en mouvement et conquièrent lentement leurs droits. Une révolution silencieuse, pas toujours, est en route. Maintenant, question de démocratie, il est temps de passer à la vitesse supérieure.
Qu’ai-je retiré de ce défi ? Je savais que j’étais forte mais jamais je n’aurais imaginé tout ce qui m’est arrivé, tout ce que j’ai appris et surmonté. Je me suis découverte. Je suis devenue un modèle pour les femmes et aussi pour certains hommes. Cerise sur le gâteau, je m’amuse, enfin pas tous les jours mais souvent.
Mesdames et Messieurs, de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace et vous saurez qui vous êtes et de quoi vous êtes capable. Vous éprouverez alors la joie que donne le courage, la joie de vous réaliser. Ayez aussi l’audace et la générosité de soutenir celles et ceux qui tentent de réaliser leur rêve et… vous en ferez partie.

Bien amicalement
Giselle Rufer, juillet 2023